Épisode 4 : Amour et indépendance
Comment concilier, donc, amour et autonomie, puisque c’est le désir de beaucoup de partenaires, au tournant de notre siècle ?
Pour résumer, la relation « pure », telle que nous l’avons décrite précédemment, se déploie sous l’égide du seul lien affectif et sans attaches légales. Il y règne une grande liberté, selon un choix fait d’un commun accord, avec des variantes selon les couples, comme Victor et Francesca, qui ne partagent pas le même toit, ou Cécile et Franck, très « libres » bien que vivant ensemble.
La famille « conjugale »
Elle unit un couple au sein d’un foyer, sur un modèle relativement traditionnel bien que respectueux, depuis les années 1970, d’une certaine « indépendance » de chacun, même si cette dernière se limite à quelques activités extérieures ou à des détails.
La relation équilibrée
Elle voit se mêler les notions de lien et de liberté, un subtil dosage entre le « je » et le « nous » : chacun jouit d’une bonne autonomie, mais on partage encore beaucoup.
Tous ces couples se heurtent cependant à l’écueil de l’équilibre idéal. Plus le modèle tend vers le respect de l’autonomie, plus il est évident qu’il va occasionner des besoins contradictoires : le processus d’individualisation (en tant que valorisation de l’individu), à partir du moment où il est à « agir » à l’intérieur d’un couple, est forcément vecteur de paradoxes : on veut tout à la fois être indépendant, autonome, obtenir une reconnaissance personnelle, mais on a aussi besoin de sécurité, d’ancrage, d’amour tout simplement. Chacun veut être regardé suffisamment pour sentir l’attachement indéfectible de l’autre, tout en le tenant à distance respectable d’un jardin privé supposé garantir l’autonomie. Et cette contradiction est d’autant plus délicate à résoudre que l’égalité des sexes est loin de toujours se vérifier ; raison pour laquelle, d’ailleurs, la relation « pure » ne prend pied que difficilement.
«Malgré l’envie d’indépendance, nous hésitons parfois ; moi, en tout cas, dit Cécile. J’ai l’impression que Franck profite mieux et plus du choix que nous avons fait de garder chacun une part de liberté par rapport à notre couple. Il y a nous, avec nos échanges, ce que nous vivons ensemble, comme les vacances, le cinéma, les parties de rigolade, et puis il y a ce qui n’appartient qu’à lui ou à moi. Par exemple, il ne connaît pas toutes mes amies, et pourtant, nous sommes ensemble depuis cinq ans. Mon espace de liberté personnel se limite surtout à ces amitiés, alors que lui, il fait plus de choses sans moi, et quand on décide de nos soirées pour la semaine, c’est souvent lui qui n’est pas libre, qui a prévu ceci ou cela. En somme, je suis convaincue que nous faisons bien de garder cette autonomie parce que je pense qu’elle nous est bénéfique, mais en même temps il m’arrive de craindre qu’elle n’entame notre relation. Je n’ai pas du tout envie d’un couple précaire. C’est la limite à ne pas dépasser qui est difficile à cerner… Ceci étant, Franck ne m’impose pas de rester à la maison pendant ses sorties à lui ; quand je le fais, c’est que j’en ai décidé ainsi. Heureusement, nous ne sommes plus au temps de nos grands-mères, ni même de nos mères ! La mienne était complètement assujettie à mon père : c’est sans doute ce qui m’a donné le dégoût de la dépendance totale ! »
Il convient de rappeler qu’une femme mariée peut accéder au travail à l’extérieur, sans l’autorisation de son mari, seulement depuis 1966 ! En 1975, la loi précise que le domicile conjugal est choisi d’un commun accord ; le mari n’a plus le « droit » de contrôler la correspondance de son épouse, l’émission de son passeport, etc. Et depuis le 1er janvier 2005, l’enfant peut porter le nom de ses deux parents. Ces décisions récentes prouvent combien le sort de la femme a peu compté dans le couple, du point de vue légal, jusqu’à un passé très proche. Les tensions, les contradictions dont parlent les sociologues et qui régissent l’équilibre du couple, sont loin d’être écartées :
- Entre mariage institution et amour ;
- Entre indépendance personnelle et dépendance amoureuse ;
- Entre invention de soi et enracinement familial ;
- Entre mérite personnel et héritage familial ;
- Entre émancipation des identités héritées et maintien de la division sexuelle du travail ;
- Entre vie à soi et vie commune ;
- Entre fidélité à soi et fidélité conjugale… »
De ces situations de tiraillement émergent les limites de l’équilibre que le couple essaie de mettre en place. Il existe parfois une quasi-incompatibilité entre l’autonomie, la valorisation de l’individu et la dépendance que suppose le sentiment amoureux. Être aimé, c’est aussi être « validé », approuvé, reconnu par l’autre ; mais l’amour a-t-il besoin pour s’épanouir que cette reconnaissance soit complète ? Quand c’est le cas, cela ne redevient-il pas une forme de dépendance (« je » dépends de « ton » regard) ? Au contraire, si le regard de l’autre est trop « lâche », pas assez serré, approbateur, au plus près de nous, ne se sent-on pas en manque d’amour, presque nié ? Voilà qui nous amène à constater que c’est l’amour lui-même qui est source de tensions, entre contentement et frustration, entre liberté et désir de l’autre.
Alors, dans ce tumulte de paradoxes, c’est souvent la distribution des tâches et du pouvoir, des pouvoirs, qui va régir le fonctionnement de chaque couple.
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