Épisode 12 : Le pervers narcissique
Sommaire
Le personnage
Vu de l’extérieur, que du bonheur ?
Comme nous l’avons montré dans la première partie de cet ouvrage, les femmes manipulent beaucoup, à l’intérieur du couple, quel que soit le modèle sur lequel celui-ci est construit. Certaines épouses ou compagnes se plaisent à affirmer leur forte personnalité, à dominer leur conjoint et la famille tout entière. Mais elles ne vont pas jusqu’à détruire leur compagnon. Même lorsqu’elles dominent beaucoup et écrasent sa personnalité, l’homme ne ressent pas la souffrance engendrée par les agissements du pervers narcissique. Par exemple, l’homme garde généralement un terrain d’échappatoire sur lequel sa compagne n’aura aucune emprise, telle une activité extérieure, sportive ou non, son travail (il est très rare qu’une femme induise son conjoint à le quitter), ou il fait tout simplement la sourde oreille, il ignore. Quant à la violence physique, il existe beaucoup moins d’hommes battus que de femmes …
Toutefois, la question de savoir exactement pourquoi le pervers narcissique est plus souvent un homme est intéressante, car la perversion « hors sexe » existe aussi chez la femme, bien qu’elle soit beaucoup plus rare …
La force physique normalement supérieure de l’homme et son statut social ne suffisent pas à l’expliquer. Il semble que la source de ce type de personnalité réside dans le complexe d’Œdipe. Le petit garçon, « épris » de sa mère, souhaite prendre la place du père. Pour que l’enfant dépasse ce stade, le père doit « inter-dire » à l’enfant, soit « dire en s’interposant » entre la mère et l’enfant. L’homme doit « dire la loi », en se positionnant comme un tiers, interdire sa femme, la mère de l’enfant (et, par conséquent, « autoriser » toutes les autres femmes). Si cette interdiction n’est pas prononcée, une grande confusion s’installe chez l’enfant, source d’angoisse intense. Or le mécanisme de défense qui se met en place est celui du déni… que l’on retrouve chez le pervers narcissique sous la forme du déni de l’autre, qui « n’existe » pas. Mais la construction d’une telle personnalité, peu connue à ce jour, dépend probablement aussi d’autres facteurs.
Le prince charmant
Quoi qu’il en soit, l’homme pervers narcissique est, vu de l’extérieur, tout à fait respectable et recommandable : le gendre idéal, le mari rêvé… Plutôt bien intégré socialement, le pervers narcissique n’apparaît pas forcément, au premier abord, comme un égocentré et encore moins comme un pervers. Il peut parfois paraître arrogant, mais pas toujours. Son comportement social, au-delà de l’approche d’une éventuelle proie, est absolument normal. Il est même plutôt brillant. Il sait faire patte de velours, pour séduire la femme sur laquelle il a jeté son dévolu d’abord, et les personnes de son entourage ensuite… Il vient à l’idée un avertissement utile à celles qui se font approcher par lui : Attention, homme parfait !
Jacques et Nathalie se sont connus à leur travail. Jacques occupe un poste de cadre commercial dans une grande entreprise. Nathalie était la secrétaire trilingue du directeur du département.
« Nous nous sommes rencontrés dans les couloirs, dit Nathalie. Le regard de Jacques m’a tout de suite “accrochée”, dès les premières fois où je l’ai croisé. Il disait bonjour et me souriait, mais il y avait bien plus que de la gaieté ou de l’empathie dans ses yeux. J’avais l’impression d’être scrutée, dévoilée, envahie… sans que cela soit désagréable, au contraire. C’était un regard perçant mais enveloppant, comme une caresse appuyée. Un jour, quelques semaines après son arrivée dans notre bureau, il s’est arrêté près de moi et m’a parlé. Sa voix a un timbre extraordinaire, doux et fort, un peu rauque. En vérité, j’attendais cet instant avec impatience. Je me demandais pourquoi il me souriait avec tant d’insistance, sans jamais se résoudre à m’adresser la parole. Moi, je n’osais pas faire le premier pas. Je le rencontrais de plus en plus souvent, “par hasard”, à la cafétéria ou au détour d’un couloir. Il m’arrivait d’essayer de provoquer ces rencontres, car j’avais très envie de lier connaissance avec lui. J’avais questionné discrètement ses collègues, que je connais depuis que je travaille ici, et l’on m’avait dit beaucoup de bien de lui : très dynamique, efficace, plein d’initiative, diplômé à faire pâlir d’envie tout l’étage, et qui plus est, sympathique et serviable… bref, j’étais séduite avant l’heure et, lorsqu’il s’est adressé à moi avec sa voix de velours, j’ai immédiatement été très sensible à son approche. Il n’est pas vraiment beau, pas dans le sens où on l’entend… son visage est anguleux, son menton volontaire, ses traits un peu marqués, mais il a un charme fou – et des dents parfaites, si blanches ! »
Le pervers narcissique sait se faire aimer, lorsqu’il le veut. Il est capable, dans sa « procédure » de séduction, de paraître exactement ce qu’il n’est pas. En cela réside son premier acte de manipulation. Pour séduire, nous essayons tous d’offrir notre meilleur jour ; lui se présente, non sous son meilleur jour, mais sous un jour faux, qui n’est pas sa vraie nature. Par exemple, il se montre (tout à fait momentanément) généreux ou attentif au discours d’autrui, alors qu’il ne l’est aucunement.
« Des autres secrétaires aux femmes de ménage, en passant par les cadres et chefs de groupes, elles étaient toutes folles de lui : “Ah ! Jacques ! c’est une personnalité”, disaient-elles. Pour ma part, j’étais perplexe. Il me semblait percevoir… une nuance… de cruauté, chez lui. Un jour, l’un de ses collègues a eu un accident de moto ; il était dans le coma. Le jour où nous avons appris la nouvelle, au bureau, Jacques a eu une remarque qui m’a déplu, alors que nous prenions un café pendant la pause. Il a dit : “Ça en fera un de moins ! De toute façon, il était nul dans le boulot.” L’imparfait, à propos de ce collègue, d’ailleurs très apprécié, voilà ce qui m’a le plus choquée. Il l’avait liquidé, en somme. Il a fait semblant de plaisanter, mais moi, je pense que rien n’est anodin. Jacques a beaucoup d’ambition. Notre collègue gênait son ascension, je le sais aujourd’hui. Après, la vie de bureau a repris normalement, chacun à son poste. Assez vite, j’ai remarqué que plusieurs personnes qui s’entendaient très bien depuis des années étaient en froid. Je me suis demandé quelle en était la raison, mais comme je n’étais pas directement concernée, je n’ai pas cherché à en savoir plus. Simplement, l’ambiance avait changé.
Jacques allait parfois jouer au golf avec le patron. Il l’avait conquis, avec son aisance et son élégance naturelles… Quelques semaines après son arrivée dans l’entreprise, il m’a invitée à dîner. Au restaurant, à la fin du repas, il s’est “aperçu” qu’il n’avait pas sa carte Bleue. J’ai réglé l’addition… Pour “me consoler”, il m’a invitée à prendre un verre chez lui. C’est ainsi que nous avons entamé notre relation et, au début, j’étais heureuse. Je suis allée vivre avec lui ; il me l’a demandé au bout d’à peine trois mois. Comme j’avais très envie de construire un couple stable, d’avoir des enfants, j’ai cru que c’était le tournant de ma vie, l’homme qu’il me fallait. Les ennuis ont commencé lorsque j’ai cessé mon travail. Je n’ai pas vraiment été licenciée, mais disons que l’on m’a « encouragée » à partir, avec une prime. Comme de son côté Jacques semblait apprécier que je reste à la maison, je n’ai pas voulu entrer dans des litiges interminables et éprouvants. Mais, presque du jour où j’ai arrêté de travailler, il a changé. Il est devenu irascible, il s’énervait pour un oui pour un non. J’ai vite regretté d’avoir quitté mon emploi. Je ne savais plus que faire de mes journées. J’ai commencé à tout négliger, moi-même, notre intérieur, les tâches ménagères… Bien sûr, Jacques me le reprochait abondamment. La vie quotidienne est rapidement devenue pénible. J’avais la sensation de me trouver face à un homme totalement différent de celui que j’avais connu du temps de mon secrétariat. Il était toujours aussi attirant extérieurement, mais… le masque était tombé.
Je l’aimais encore ; j’ai tenté de sauver ce couple en lequel je croyais. J’ai demandé à Jacques de faire un enfant ; il n’a pas voulu. J’étais désemparée par ce refus catégorique, alors que lorsque nous nous étions rencontrés il m’avait dit rêver d’une famille nombreuse ! »
Vu de l’extérieur, le pervers narcissique est très différent selon qu’il cherche à séduire ou à dominer. Tandis que les autres le trouvent généralement « formidable », sa compagne souffre et découvre, elle, le revers de la médaille.
Narcissisme intellectuel
Le sujet supérieurement intelligent exerce plus de fascination par sa pensée que par son image. Il n’accorde pas forcément de l’importance à son apparence physique et ne prend donc pas nécessairement un soin extrême de sa personne. Son charme et même son magnétisme relèvent de sa grande capacité à séduire par l’esprit. Il brille énormément, dès qu’il s’exprime sur son sujet de compétence préféré. Son expression verbale fait apparaître une rhétorique à toute épreuve, et il maîtrise à merveille « l’art d’avoir toujours raison » décrit par Schopenhauer14. Son agilité mentale et intellectuelle lui permet de facilement « retomber sur ses pattes » et ses démonstrations sont souvent magistrales, avec un effet de forte séduction auprès de son auditoire. Exempt de toute empathie envers autrui, il ne laisse rien passer, saisit la moindre contradiction ou hésitation chez son interlocuteur et sait tirer profit de tout argument. Sûr de lui, il ne se laisse pas déstabiliser, ni affecter par rien.
Il existe nombre de ces personnages chez les grands intellectuels qui étendent leur supériorité sur autrui, non seulement durant l’exercice de leur activité et leurs discours, mais aussi tout au long de la journée, au quotidien, avec une emprise dominante sur leurs proches ou leurs subordonnés. Ils considèrent en fait, plus ou moins consciemment, qu’au vu de leur supériorité intellectuelle, le monde entier leur est inférieur en tout.
Ainsi raconte Silvia : « J’étais la-femme-du-professeur G. On ne me nommait presque jamais directement. “Monsieur G., ou le professeur G… et sa femme”, disait-on, comme on aurait dit : “Monsieur Untel et son chien.” Il m’est arrivé de penser exactement cela, d’ailleurs, quand, par exemple, nous avions reçu un carton d’invitation à telle ou telle occasion. Je me disais que si mon mari était arrivé avec un caniche blanc en laisse, au lieu de moi en robe cintrée BCBG, peut-être que personne n’aurait vu la différence ! Je suis sérieuse. Un jour, il m’a oubliée dans le taxi qui nous avait conduits à une réception. Je n’étais pas descendue assez vite, mon sac s’étant ouvert et renversé. Il est sorti du taxi et a commencé à monter seul les escaliers de l’hôtel où nous allions dîner. C’est seulement arrivé en haut des marches qu’il s’est brusquement retourné pour voir où j’étais. Il avait dû sentir qu’il manquait quelque chose derrière lui, derrière ses épaules, une ombre à laquelle il était habitué… C’était moi.
Issue d’une famille bourgeoise assez traditionnelle, j’avais dans l’idée que le mariage, c’est pour toujours. On m’avait, dès l’enfance, inculqué des valeurs, des principes… mais cela n’a plus beaucoup de sens quand tout va mal et que l’incompréhension gangrène la relation. J’ai mis longtemps avant de m’avouer que la valeur la plus sûre, c’est tout simplement la vérité… Je me disais que les enfants souffriraient d’un divorce, que je ne pouvais pas leur faire ça. Nous avons deux enfants ; à l’époque de la crise de mon couple et de ma dépression, ils avaient 14 et 8 ans. L’aîné, mon fils, m’a avoué plus tard que le divorce l’avait fait souffrir, oui, mais que le soulagement avait vite pris le pas sur la douleur de voir la famille se défaire, parce qu’il avait eu la sensation de retrouver sa mère. »
De l’intérieur : voyage au centre de la guerre
Dans la terminologie de « pervers narcissique », nous retrouvons deux pathologies qui se sont associées : celle de la perversion et celle du narcissisme (dans sa définition morbide). Ce concept est relativement nouveau et nous pensons que son développement est lié à de nombreux facteurs sociaux, psychosociaux, et qu’il entre dans le cadre de la sémiologie contemporaine. Alors que la notion de perversion a été élaborée à la fin du XIXe siècle pour rendre compte de « déviances » sexuelles, elle est aujourd’hui passée dans le langage commun et nous observons un glissement de la notion vers celle que nous qualifierons de « perversion relationnelle ». C’est bien dans sa façon d’être en relation à l’autre, au monde et à lui-même que se manifeste le trouble qui nous intéresse ici. Il est question de modification des tendances affectives.
Si l’on devait, à l’instar du Bernanos des Carnets du major Thompson qui, « ouvrant » un Anglais, y découvre « un chat à neuf queues, un imperméable » et nombre d’autres anglaiseries, qu’adviendrait-il, donc, si l’on s’avisait d’observer un pervers narcissique de l’intérieur ? Que trouverait-on ? Eh bien, tout d’abord du vide, beaucoup de vide. C’est justement là que se situe le problème : une absence de substance, de sentiments inscrits, de vécu satisfaisant ; on pourrait presque ajouter : de souvenirs. Le pervers narcissique a-t-il une histoire ? L’histoire de l’individu, c’est ce qui se construit jour après jour, expérience après expérience. Or le pervers narcissique en a sans doute une – nous en avons tous une –, mais il n’a pas pu se l’approprier. Elle a glissé sur lui comme la pluie sur l’acier…
Jacques livre parfois à Nathalie quelques bribes de son enfance. Issu d’une fratrie de deux enfants dont il est le benjamin, il n’a que douze mois d’écart avec sa sœur. Il dit avec un petit sourire en coin qu’il est un accident, qu’il n’a pas été désiré… qu’il est celui qui n’était pas attendu.
De son père, il n’a que peu de souvenirs, jamais là ou alors présent par ses cris ; on en avait peur. Sa mère, elle, était occupée ailleurs.
Il dit avoir eu l’impression de s’être construit tout seul, de ne pas avoir été aimé.
Il n’y a pas d’affect dans son discours, et pourtant Nathalie est émue par tant de souffrance, si tôt… « Qu’il est fort, il s’est fait tout seul… je comprends pourquoi il est parfois si sombre. Il m’a raconté que lorsqu’il avait environ 7 ans, il avait pensé à se suicider et qu’il avait même fait des essais en retenant sa respiration. Cette confidence de sa part m’a beaucoup marquée. J’imaginais, je voyais presque cet enfant. Cette image suscitait l’horreur et la révolte en moi. Après ce récit, elle a été récurrente ; j’y pensais parfois. Je ne pouvais pas l’oublier, ni la mettre de côté. Pourtant, rien ne me semblait si dramatique pour qu’il ait voulu un tel geste. Mais c’est peut-être moi qui n’ai pas su saisir l’intensité de ce qu’il a vécu… Je ne sais pas. Il a bien dû ressentir un vide terrible pour envisager de s’ôter la vie ! Quand je lui demande s’il y avait eu un traumatisme particulier, si un événement était survenu, il dit que non, que sa vie était simplement un “désert de solitude”.
Je ne sais guère quoi en penser, mais je connais sa mère et je me dis qu’en effet il y avait sans doute à souffrir à être son fils, parce qu’elle est très autoritaire, exigeante. J’imagine qu’elle n’a pas transmis cette tendresse simple, douce, qui est l’apanage d’une mère. Je ne comprends pas tout ; Jacques reste un mystère pour moi. »
Sa pathologie : le néant
A-t-il souffert, dans un passé lointain ? Sûrement. C’est pourquoi il met en œuvre des mécanismes aptes à éviter, à éluder toute souffrance. La définition de Paul-Claude Racamier vient à point, qui souligne le mécanisme selon lequel fonctionne le pervers narcissique : un individu qui « se défend des conflits internes… en se faisant valoir au détriment d’un objet manipulé15 ».
Le pervers narcissique se défend, oui, car il pense être la proie d’une injustice : quelque chose lui était dû, qui ne lui a pas été donné. Il semble que la carence du lien avec la mère soit le nœud affectif ayant déclenché l’élaboration d’une telle personnalité. Avec le désir (inconscient) de se protéger (d’une souffrance initiale qu’il désavoue) d’une part, et la volonté de combler son vide, d’autre part, il devient incapable de sentiments affectifs durables. Se protéger en « gardant la main » sur l’autre et sur la relation, en maintenant la tête froide, en calculant, en évitant de se « laisser aller ». Éprouver des sentiments profonds et persistants, ce serait risquer le pire aux yeux du pervers narcissique, à savoir la perte du contrôle et du sceptre. Aimer veut dire offrir, et donc s’exposer, mais qu’a-t-il à offrir ?
Quant au vide à remplir, c’est ce qui fait son inconstance et la pauvreté de ses sentiments qui filent comme le vent : le cœur du pervers narcissique est un puits sans fond, une âme jamais rassasiée. Aussitôt acquis, son contentement est instantanément « évacué ». Les victimes disent d’ailleurs toujours que tout ce qu’elles font semble ne jamais suffire, que leur homme, leur mari ou conjoint, est presque impossible à satisfaire. Elles ont raison. Il ne peut pas être satisfait, ni par elles ni par qui que ce soit. La seule satisfaction stable et nourrissante qui pourrait le combler est celle qui lui a manqué par le passé. Elle n’a pas été fournie et ne viendra plus… ce qui ne l’empêchera pas de courir après toute sa vie.
Ce qui lui a fait défaut, ce sont les gratifications de sa mère, trop occupée « ailleurs ». Alors que les enfants ont besoin, pour se développer, de stimulations de la part des adultes, d’encouragements, il aurait été stimulé par l’absence, par rien. On les appelle des « traumatismes relationnels précoces ». Nous pouvons dire qu’il n’a pas été protégé, les règles (la loi) ne lui ont pas été signifiées, donc pas transmises. La loi est aussi ce qui sépare les uns des autres, les enfants des adultes. Lui est devenu adulte tout de suite. Il fera donc lui-même sa loi. Il devient alors le maître du monde, le monde sera son monde. L’autre n’existera que là où il est attendu, à la place et dans le rôle assignés par le pervers.
De victime, le manipulateur est devenu bourreau, il lui est nécessaire de maîtriser son environnement pour le rendre conforme à sa pensée. Il n’est pas rare que la maîtrise soit également corporelle, par le biais d’exercices de développement musculaire : il veut en imposer. Sa « partenaire » fait partie de cet environnement.
Nathalie se surprend souvent à observer Jacques, une question la hante : que ressent-il ? Il a l’air tellement absent, loin, pas seulement loin d’elle, mais loin de tout, de lui-même. Cette sensation la glace, mais tout de suite, elle se reprend et se convainc qu’elle peut le « dégeler », que, de son amour, elle va le combler. « Il m’arrive de me demander : que veut-il vraiment ? De quoi a-t-il envie ? Je suis certaine de pouvoir lui apporter beaucoup. La question est : quoi ? Je ne sais pas. Je sens très nettement qu’il est, que nous sommes, dans une position contradictoire : c’est comme s’il exigeait énormément de moi, tout en ne voulant pas de ce que je lui donne. Cela me procure un terrible sentiment d’impuissance. Je ne sais pas si cela vient de lui, qui n’est pas rassasiable, ou de moi, qui ne suis pas capable de lui fournir ce dont il a besoin. Le plus grand des bonheurs serait pour moi de le voir reconnaissant de quelque chose que je lui aurais donné, en termes d’affection, de soutien, de compréhension, de connaissance. Je ne parle pas de ce qui est d’ordre matériel, mais de ce qui atteint en profondeur, ce qui “touche”, qui établit un vrai contact… Voilà, c’est cela : je vis auprès d’un homme et j’ai l’impression de ne jamais être parvenue à vraiment établir le contact ! Cela me donne le vertige ; je suis au bord d’un gouffre. Combler un désir de Jacques, c’est un rêve qui ne se réalise pas. »
Le pervers n’a pas de désir, mais des besoins, qui réclament une satisfaction immédiate. L’autre n’existe pas et toutes ses tentatives ne peuvent que rester vaines.
Il n’a rien. Ni la souffrance, ni le souvenir de la souffrance, ni la substance. Et c’est pour cette raison qu’il est mû par l’élan irréfrénable de vampiriser une proie, pour en extraire ce qui lui fait défaut. Principalement : la vie, l’essence vitale.
« À cause de cette sensation de manque de contact, j’ai aussi l’impression qu’il ne me voit pas. Est-ce que j’existe, pour lui ? Oui, mais comme un petit animal à torturer. Il me critique tout le temps, me dit que je ne vaux rien. Récemment, il m’a giflée, pour une broutille. »
Son complément : le narcissisme
Le narcissisme fait aussi partie de ces découvertes de la psychanalyse qui ont évolué au fil des décennies. Tout d’abord considéré comme une perversion (c’est-à-dire prendre sa personne comme objet sexuel, traiter son propre corps de façon semblable à celle dont on traite d’ordinaire le corps d’un objet sexuel), le narcissisme n’est plus considéré comme tel dès 1908, mais comme un stade normal du développement de l’être humain. Il existe un narcissisme « normal » et, dans certains cas, un narcissisme pathologique à part entière.
Lors du développement de l’individu, une étape initiale de narcissisme est incontournable. Le très jeune enfant se voit aimé dans le regard, les mots, les caresses de sa mère. C’est la première phase de la reconnaissance et de l’amour de soi-même, qui permettra plus tard d’aimer les autres, et les prémices du sentiment d’altérité (l’autre existe !). Ces éléments de la relation précoce sont un facteur de croissance psychique. L’enfant s’identifie à ce que la mère lui donne (le père a cette même fonction). Le narcissisme de l’enfant est donc marqué par celui de ses parents.
Si cette relation s’est déroulée de manière satisfaisante, la croissance de la personnalité de l’enfant advient dans de bonnes conditions, du point de vue de la communication et de la pensée. C’est à ce moment que se constitue le sentiment d’identité. Et plus tard, de distinction entre soi et autrui.
Dans le cas où cette évolution rencontre des difficultés, l’enfant se sent impuissant à éveiller l’intérêt de sa mère et installe un « terrain » dépressif, un désintérêt pour ce que les autres peuvent lui apporter. L’enfant se retrouve dans une véritable souffrance et un vide dans le sentiment d’être. Contre cette souffrance-là, de violentes défenses vont progressivement se mettre en place, des défenses de survie. Si le narcissisme « normal » n’a pas pu se former, il va se développer en « négatif », et un vide insondable se creusera. Nous sommes là dans le narcissisme pathologique.
Ce vide qu’il ressent inconsciemment est à masquer, sinon à combler au plus vite et en permanence : c’est comme une hémorragie. Pour ce faire, la « vampirisation » narcissique est idéale ; on y met tout ce qu’on veut et ça ne coûte rien, si ce n’est un peu de stratégie. Il suffit d’y penser et le voici qui comble sa besace vide avec tout ce qui lui vient à l’esprit en termes de narcissisme. Le premier ingrédient essentiel est l’estime de soi… ou du moins son illusion. Le pervers narcissique transforme son rêve d’estime en estime « provisoire ». Ce processus explique qu’il ait une si grande soif de reconnaissance : il faut bien entretenir ce fragile édifice (pas si fragile que ça, parce que bien verrouillé par ses défenses) ! Cela l’amène, évidemment, à penser que tout lui est dû et que rien n’est trop beau pour lui, d’où des désirs immodérés de réussite, de pouvoir, de possession, y compris les acquis matériels. Mais s’il n’a pas pu développer son sentiment d’existence, rien ne pourra combler durablement ce déficit… Et il est donc condamné à répéter sans cesse ce même scénario, sous une forme addictive.
« J’ai le sentiment, dit Nathalie, qu’il est avide de compliments, comme s’il ne me croyait pas lorsque je lui dis qu’il est beau ou brillant. Lorsque je l’admire, il m’en demande plus, il pose des questions sans cesse sur son physique qu’il cultive quotidiennement, il n’est jamais rassuré. Dès qu’il a cinq minutes, il fait quelques mouvements de gymnastique, une dizaine de pompes, etc. Par exemple, lorsqu’il y a la publicité pendant que nous regardons un film, il se lève, va chercher une boisson et s’arrête devant le canapé pour une mini-séance de musculation des bras ou des fesses. La première fois où je l’ai vu faire, je me suis mise à rire. Je n’aurais pas dû. Il s’est vexé et a répondu que je devrais bien en faire autant… Il se regarde beaucoup, scrute son image. Cela fait penser au mythe de Narcisse. »
La légende et le personnage de Narcisse ont été rendus populaires par le mythe d’Ovide : « Narcisse était l’enfant qu’eut Liriopé avec le fleuve Céphise. Douée d’une rare beauté, elle conçut et mit au monde un enfant qui, dès lors, était digne d’être aimé des nymphes ; elle l’appela Narcisse. Après la naissance de son fils, elle vint consulter le devin Tirésias pour savoir si Narcisse vivrait vieux. Celui-ci lui répondit : “Oui, s’il ne se connaît pas.” La beauté de Narcisse était exceptionnelle. Chez beaucoup de jeunes gens, chez beaucoup de jeunes filles, il faisait naître le désir ; mais sa beauté encore tendre cachait un orgueil si dur que ni jeunes gens ni jeunes filles ne purent le toucher. Aussi, de rage, quelqu’un qui s’était vu méprisé par Narcisse vint à s’écrier : “Puisse-t-il aimer, lui aussi, et ne jamais posséder l’objet de son amour !” [Un vœu qu’exauça la déesse de Rhamnonte.] Narcisse vient près d’une source limpide et pure pour apaiser sa soif, mais il sent naître en lui une soif nouvelle ; tandis qu’il boit, épris de son image, qu’il aperçoit dans l’onde, il se passionne pour une illusion sans corps ; il prend pour un corps ce qui n’est que de l’eau ; il s’extasie devant lui-même ; […] il admire tout ce qui le rend admirable. Sans s’en douter, il se désire lui-même ; il est l’amant et l’objet aimé […]. » Désespéré de ne pouvoir assouvir son amour de l’impossible étreinte, Narcisse dépérit et mourut. Sa dépouille disparut, « à la place du corps, on trouve une fleur couleur de safran, dont le centre est entouré de blancs pétales ».
Comme nous l’avons dit, celles et ceux qui ont déjà vu un enfant aux premiers jours de la vie ont pu observer ce premier mouvement du nouveau-né : chercher le regard de sa mère pour y trouver sa propre image et surtout qu’elle le trouve et lui dise qu’il est beau. Narcisse cherche dans l’eau ce qu’il n’a pas trouvé dans le regard de sa mère.
Mais que serait Narcisse sans son miroir ? Et n’est-ce pas « un miroir sans éclat [qui] lui montre une surface où ne se reflète rien » ? Narcisse a besoin de se « voir » pour « y croire » vraiment et s’approvisionner en contentement de soi. Il est donc obligé d’aborder le monde entier à travers une demande narcissique, afin de trouver confirmation de sa qualité d’être supérieur et admirable. Il est impossible d’être meilleur par rapport à… rien ! Il lui est nécessaire d’avoir à sa disposition tantôt un faire-valoir, tantôt un repoussoir qui le mettra en valeur, lui.
Le pervers narcissique va donc à la recherche de ce miroir humain. Et, pour capturer, puis tenter de garder et d’extraire de l’objet choisi la substance requise, l’assujettissement va s’avérer incontournable. Par quel moyen obtenir tant de disponibilité à se faire dévorer, de la part d’une personne initialement pleine d’énergie car, cela va de soi, on ne vole pas une caisse vide ? Le froid calcul, les intentions cachées, la manipulation, le mensonge et la violence, bref, la perversion narcissique.
Nathalie a toujours été surprise par les longs moments que Jacques passait dans la salle de bains, pas forcément pour se laver, mais pour se… regarder. De même, de nombreuses photos de lui ornaient son intérieur. Il s’aime et il prend soin de lui ; c’est rare chez un homme ; quel raffinement, pensait-elle, au début de leur relation…
« Il est également très attentif à mon aspect physique, en plus du sien. Mais, selon que nous sommes fâchés ou pas, ses appréciations changent du tout au tout. J’ai remarqué que lorsqu’il traverse une période où il est gentil avec moi, en général pour se faire pardonner de m’avoir un peu malmenée avec les injures subites dont il a l’habitude, il me fait des compliments, me dit que je suis jolie, etc. Mais la plupart du temps, il ne laisse rien passer et souligne le moindre défaut dans mon physique ou ma tenue vestimentaire. Il ne s’agit pas toujours d’attaques directes, bien qu’il lui arrive de dire : “Regarde comme tu es fagotée !” Ce sont souvent de petites phrases ou fausses questions subtiles : “Cette jupe te serre, non ? Tu n’as pas l’air à l’aise dedans.” Ou alors : “Quelle idée d’avoir choisi cette couleur, ça ne te va pas du tout. Tu n’as pas beaucoup de goût, décidément.” Maintenant, je remarque ces réflexions sournoises. Chacune d’entre elles est anodine et, si je réagis mal en présence de tiers, les gens me prennent pour une hystérique. Mais c’est vraiment pesant et difficile de supporter ces phrases quand elles reviennent tout le temps, sans arrêt, encore et encore… À la fin de la journée, le vase déborde. Je me sens pleine de haine. Avant, c’était pire : au lieu de détester Jacques quand il se conduisait de cette façon, je me sentais coupable, moi. Je me disais qu’il avait raison, que j’étais vraiment nulle. D’ailleurs, je peux l’avouer : je crois qu’il est pour quelque chose dans le fait que j’aie perdu mon poste… Je n’ai pas de preuves, ce n’est qu’une suspicion, mais elle grandit de plus en plus. Si c’était le cas, ce serait vraiment monstrueux : il aurait manigancé pour me faire perdre mon emploi ! »
La suite de notre série : L’assujettissement pervers